La parabole du riche et de Lazare

De tout temps l’être humain s’est questionné sur sa nature profonde, sur son origine, sur sa destinée après la mort, et sur le sens même de sa vie. À chaque décès, les mêmes interrogations reviennent. Y a-t-il une vie après la mort? Où vont ceux qui décèdent? Les vivants peuvent-ils faire quelque chose pour eux, ou l’inverse? Les réponses que nous donnons à ces questions révèlent notre conception de la nature humaine et affectent directement notre conduite. Nos choix de vie, de même que nos réactions devant les événements quotidiens, sont constamment déterminés par notre conception de l’au-delà.

Dans l’ensemble de la chrétienté, deux conceptions fondamentalement différentes de la nature de l’être humain coexistent. D’une part, le dualisme qui considère l’être humain comme l’union d’une âme immortelle et d’un corps mortel. L’âme serait «une entité spirituelle séparable du corps, immortelle et destinée à être jugée» (Larousse). Le corps ne serait que l’enveloppe extérieure, périssable et mortelle, de l’âme qui, après la mort, irait au ciel ou en enfer. Bien que contraire à la Bible, à la raison et même à la science, cette doctrine est la plus répandue. D’autre part, le holisme qui affirme que le corps, l’âme et l’esprit, ne sont que des aspects d’un organisme indivisible, d’une unité, d’un tout qu’est l’être humain. À la mort, l’être humain dans sa totalité meurt et se repose du sommeil de la mort, jusqu’à retour de Jésus, jour de résurrection des justes. Dans la Bible, l’âme ne désigne pas un être désincarné et fantasmagorique. Le salut concerne l’être humain dans son entier et non l’âme seule, hors du corps. Le débat entre les défenseurs de ces deux doctrines qui s’excluent mutuellement a fait couler beaucoup d’encre. Parmi les quelques textes bibliques employés par les défenseurs du dualisme, la parabole dite du riche et de Lazare se trouve en tète de file. De nombreuses questions surgissent à la lecture de ce texte : Quelle est la leçon que le Christ veut enseigner par ce récit? S’agit-il d’un fait réel ou d’une image? Cette parabole démontrerait-elle la réalité du bonheur ou du malheur de l’âme après la mort? Quelle est la vraie destinée de l’être humain? Une étude attentive du texte nous aidera à répondre a ces questions et à plusieurs autres qui surgissent à la lecture du passage.

1. Le récit

19Il y avait un homme riche, qui était vêtu de pourpre et de fin lin, et qui chaque jour menait joyeuse et brillante vie.
20Un pauvre, nommé Lazare, était couché à sa porte, couvert d'ulcères,
21et désireux de se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche; et même les chiens venaient encore lécher ses ulcères. 22Le pauvre mourut, et il fut porté par les anges dans le sein d'Abraham. Le riche mourut aussi, et il fut enseveli.
23Dans le séjour des morts, il leva les yeux; et, tandis qu'il était en proie aux tourments, il vit de loin Abraham, et Lazare dans son sein. 24Il s'écria : Père Abraham, aie pitié de moi, et envoie Lazare, pour qu'il trempe le bout de son doigt dans l'eau et me rafraîchisse la langue; car je souffre cruellement dans cette flamme.
25Abraham répondit : Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et que Lazare a eu les maux pendant la sienne; maintenant il est ici consolé, et toi, tu souffres.
26D'ailleurs, il y a entre nous et vous un grand abîme, afin que ceux qui voudraient passer d'ici vers vous, ou de là vers nous, ne puissent le faire.
27Le riche dit: Je te prie donc, père Abraham, d'envoyer Lazare dans la maison de mon père; car j'ai cinq frères.
28C'est pour qu'il leur atteste ces choses, afin qu'ils ne viennent pas aussi dans ce lieu de tourments.
29Abraham répondit : Ils ont Moïse et les prophètes; qu'ils les écoutent.
30Et il dit: Non, père Abraham, mais si quelqu'un des morts va vers eux, ils se repentiront.
31Et Abraham lui dit : S'ils n'écoutent pas Moïse et les prophètes, ils ne se laisseront pas persuader même si quelqu'un des morts ressuscitait (Luc 16:19-31).

Le premier personnage qui apparaît dans le récit est un homme riche dont l’habillement correspond à celui des tuniques sacerdotales qui pouvaient coûter à un ouvrier l’équivalent de plusieurs années de travail. Le riche festoie «tous les jours» ce qui, dans le contexte de pauvreté et de misère, est un scandale et soulève l’indignation générale. Il est un homme heureux selon les critères de son temps, quelqu’un qui prend la vie comme elle vient. Il apparaît comme un être vaniteux, sensuel, matérialiste, et totalement désintéressé de tout autre idéal. Il est l’image de l’indolence et de l’insensibilité. Il ne porte même pas de nom, il est «le riche».

À l’époque de Jésus, il n’y avait ni fourchettes, ni couteaux, ni serviettes de table : on mangeait avec les mains. Et chez les riches, on se nettoyait les mains avec des tranches de pain dont on se débarrassait en les jetant dehors. C’est ce pain-là que Lazare attendait (v. 21) pour satisfaire sa faim. Le riche est donc aussi l’image du gaspillage. Le second personnage est celui de Lazare, il constitue un parfait contraste avec le premier : il mendie à la porte du palais du riche, il n’a pas de lieu pour vivre, pas d’amis ou de connaissances qui puissent l’aider, à peine vêtu, il est couvert d’ulcères et meurt de faim. Il est tellement malade qu’il n’a même pas la force de quêter de maison en maison. Il est entouré de chiens errants, il est d’ailleurs considéré comme l’un d’entre eux. Lazare représente l’image de la pauvreté la plus absolue, c’est un déshérité des biens de cette terre. À partir du v. 23 la situation terrestre des deux personnages se trouve renversée. Le riche meurt et est enterré en grande pompe, après quoi il se retrouve «en proie aux tourments». Lazare, le méprisé, meurt aussi mais il est conduit par les anges auprès d’Abraham. Le riche se retrouve dans l’obligation de demander la charité à celui-là même qui mendiait à sa porte. Il se réclame des mérites d'Abraham car il est Juif (v. 24). Abraham le reconnaît comme fils, mais lui indique que la méchanceté et l’insensibilité sont châtiés alors que la pitié et la résignation sont récompensées. Le riche supplie alors Abraham d’envoyer Lazare vers ses cinq frères mais Abraham lui oppose l’incrédulité des vivants dont aucun miracle ne peut venir à bout s’ils n’ont pas foi dans la Parole de Dieu.

2. Fait réel ou parabole ?

Plusieurs croient que cette histoire rapporte une description précise du sort de ceux qui meurent. Or, si l’on se penche sur le contexte, on se rend rapidement compte que ce récit fait partie d’une section où se trouvent des paraboles (Luc 15-16) et qu’il commence d’ailleurs comme la plupart des paraboles de Jésus : «il y avait un homme...» (Matthieu 21:28, 33; Marc 12:1; 13:34; Luc 6:48; 10:30; 13:6; 15:11; 16:1; 19:12; etc.).

D’autre part, lorsque les évangélistes rapportent les histoires racontées par Jésus, ils ne précisent pas systématiquement et de façon explicite qu’il s’agit d’une parabole, même si c’est le cas. Dans l’évangile de Luc par exemple, sur plus de vingt paraboles rapportées, neuf seulement sont identifiées comme telles. Toutes ces observations, ainsi que le contenu même du récit, prouvent qu’il s’agit bien d’une parabole.

Par opposition à l’allégorie[1], la parabole contient des détails qui n’ont pas nécessairement force de symboles. Par exemple, dans le texte qui nous intéresse, comment serait-il possible de soulager la soif avec une goutte d’eau sur un doigt (v. 24)? Une parabole vise à enseigner une vérité fondamentale et les détails qu’elle rapporte n’ont pas toujours de signification littérale, à moins que le contexte n’indique le contraire. Dans l’Ancien Testament, Juges 9:8-20 présente une parabole où des arbres se parlent entre eux. Or, les arbres parlent-ils? Naturellement, non. Il faut noter par ailleurs que la parabole du riche et de Lazare est précédée par celle du gérant habile. Le maître y félicite un économe qui lui avait volé ses biens. Et pourtant, ce n’est pas le vol que Jésus approuve. La leçon est : «faites-vous des amis avec les richesses de ce monde» (Luc 16:9, Bible en Français Courant). C’est pourquoi, dans l’interprétation d’une parabole, si l’on ne veut pas risquer de trahir la pensée et déformer le message, il est capital de tenir compte de la conclusion donnée et de la leçon que Jésus lui-même voulait enseigner.

3. Un conte populaire

Comme il le fait parfois[2], Jésus reprend et exploite ici un conte connu de la plupart de ses auditeurs (l’équivalent, par exemple, du chaperon rouge). Il s'agit d'une légende d’origine égyptienne rapportée en Palestine par les Juifs d'Alexandrie, elle est célèbre sous le nom de L’histoire du pauvre scribe et du riche publicain Bar Majan[3]. L’historiette commence à la mort des deux personnages, le scribe est enterré sans cortège tandis que le publicain l’est en grande pompe. Un collègue du pauvre scribe voit alors en songe la destinée des deux hommes dans l’au-delà : le scribe est au milieu de jardins d’une grande beauté entourés d'eaux vives, alors que Bar Majan, le publicain, meurt de soif au bord d'une rivière qu'il voudrait atteindre sans y parvenir. La morale de l’histoire est la suivante : «au royaume des morts, on sera bon avec celui qui a été bon sur terre et mauvais avec celui qui a été méchant». Jésus se référant à une histoire connue n’a pas eu besoin de faire ressortir plus clairement la faute du riche. Mais Jésus n’a pas simplement répété ce conte, il en a considérablement modifié le contenu selon son dessein. Noter les modifications que Jésus apporte au récit original : a. Jésus donne le nom de Lazare au pauvre, et pour lui, il ne s’agira pas d’un scribe pieux. Au passage, il est à remarquer que c’est ici le seul cas où, dans les paraboles de Jésus, un personnage est désigné par un nom propre. b. Le riche n’est pas un publicain et Jésus ne lui donne pas de nom, quoiqu’il soit clairement identifié comme un descendant d’Abraham. c. Dans la légende de Bar Majan, il n’y a ni chiens, ni mention du sein d’Abraham et non plus aucun dialogue entre le riche et le pauvre dans l’au-delà. d. Jésus tire une conclusion différente de cette parabole (vs. 29-31).

4. Pourquoi le choix du nom de Lazare ?

Le nom de Lazare signifie «celui que Dieu a secouru» ou «Dieu est mon secours». En choisissant ce nom, Jésus voulait parler de quelqu’un qui nécessitait le secours de ses proches et qui avait mis sa confiance en Dieu. Mais, plus important que la signification du prénom, il existe un lien avec la résurrection par Jésus d’un homme du même nom (Jean 11). Cette résurrection, les Juifs l’avaient rejetée et avaient voulu en étouffer la nouvelle en cherchant à faire mourir Lazare (Jean 12:10). Ce rapprochement éclaire la conclusion de Jésus où il déclare qu’un ressuscité ne serait pas plus convaincant que la Parole de Dieu. Les Juifs qui ont été témoins de la résurrection de Lazare n’ont pas cru en Jésus, ils connaissaient pourtant les prophéties de l’Ancien Testament qui annonçaient Jésus mais ils refusaient de l'accueillir. La parabole de Luc 16 montre Lazare en compagnie de «chiens» et attendant que des miettes tombent de la table du riche pour s’en nourrir. Pour comprendre l’importance de ces détails, nous devons rapprocher ce récit de celui de Matthieu 15:21-28 (voir aussi Marc 7:24-30) qui emploie les mêmes expressions. Il s’agit de la rencontre de Jésus avec la Cananéenne où Jésus qualifie les païens de «chiens» et où la femme parle des «miettes qui tombent de la table» des enfants. Ce parallèle met en lumière le fait que les Juifs désignaient les païens par le terme de «chiens». Se trouvant avec les chiens, Lazare est lui-même considéré comme tel, il est en fait une image des païens. Les miettes de pain symbolisent les riches bénédictions divines et la connaissance de la Parole de Dieu - le pain de vie. De même, au v. 24, la formule «père Abraham» identifie le riche comme un descendant d’Abraham, c’est-à-dire comme un Juif, ce qui signifie que l’homme riche représente les Juifs. Ainsi donc, les païens auraient voulu se nourrir de la table des Juifs. Ils cherchaient la vérité mais les Juifs ne voulaient pas la leur faire connaître (Mt 23:13). Traités comme des chiens, les païens demeuraient affamés et assoiffés de la Parole de Dieu. Mais les Juifs à qui elle avait été confiée se croyaient seuls dépositaires de la révélation divine et uniques héritiers de ses bénédictions. Jésus annonce ici le renversement des conditions par le fait qu’en Christ, ceux qui ont la foi «sont la postérité d’Abraham» (Romains 4:16) car le royaume de Dieu a été enlevé aux Juifs (Mt. 21:43). Jésus affirme que les Juifs verront Abraham à la table du royaume de Dieu en compagnie de païens : «C'est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents, quand vous verrez Abraham, Isaac et Jacob, et tous les prophètes, dans le royaume de Dieu, et que vous serez jetés dehors. Il en viendra de l'orient et de l'occident, du nord et du midi; et ils se mettront à table dans le royaume de Dieu» (Luc 13:28-30; cf. Matthieu 8:11-12).

5. Qu’est-ce que le sein d’Abraham ?

Le v. 22 déclare que Lazare a été amené non pas au ciel mais au «sein d’Abraham». Or, le «sein d’Abraham» sera-t-il assez grand pour recevoir tous les rachetés? Non. Le «sein» d’Abraham n’est pas un lieu de bonheur futur pour les justes (cf. Hebreux 11:10,16; Jean 14:2-3). Au temps où l’on se couchait sur le sol pour manger, être «dans le sein» du père de famille signifiait se trouver à sa droite, avoir la place d'honneur (Jean 13:23; cf. Jean 1:18), être sous sa protection (2 Samuel 12:3; Michée 7:5) et, parfois même, être adopté (Ruth 4:16). Dans la parabole du riche et de Lazare, «être dans le sein d’Abraham» signifie avoir la place la plus importante auprès d’Abraham. Selon le rabbin Lévi : «dans l’au-delà, Abraham sera assis à la porte de la géhenne [enfer] et empêchera tout Israélite circoncis d’y descendre». Nous lisons également dans la Mishnah judaïque que «tous les Israélites ont une part dans le monde à venir»[4]. Les Juifs croyaient être sauvés par le seul fait d’être juifs. Or, dans sa parabole, Jésus présente un riche, enfant d’Abraham, circoncis le huitième jour, et pourtant condamné. Il affirme explicitement que lors du repas des noces de l’Agneau, c’est un païen, et non pas un Juif, qui sera assis auprès d’Abraham. Et que beaucoup de Juifs manqueront à l’appel.

6. Quand les anges emportent-ils les justes ?

Le v. 22 affirme que des «anges emportent Lazare dans le sein d’Abraham». Quelques-uns croient que cette référence justifie la croyance selon laquelle les justes vont au ciel immédiatement après leur mort. La Bible n’affirme jamais rien de tel. Les deux seuls textes qui mentionnent des anges emmenant des saints dans les nuées sont : Matthieu 24:30-31 et Marc 13:26-27. Ils déclarent explicitement que c’est lors du retour du Jésus que les «anges emporteront» les sauvés pour rejoindre Christ dans les cieux : «Alors le signe du Fils de l'homme paraîtra dans le ciel, toutes les tribus de la terre se lamenteront, et elles verront le Fils de l'homme venant sur les nuées du ciel avec puissance et une grande gloire. Il enverra ses anges avec la trompette retentissante, et ils rassembleront ses élus des quatre vents, d'une extrémité des cieux à l'autre» (Matthieu 24:30-31).

7. À quelle occasion les bienheureux et les condamnés se retrouveront-ils face à face ?

À quel événement le face-à-face du riche dans les tourments et de Lazare dans la félicité fait-il référence? En l’occurrence, il n’y a aucune allusion biblique à une telle rencontre excepté celle qui aura lieu lors du jugement dernier : «Et je vis les morts, les grands et les petits, qui se tenaient devant le trône. Des livres furent ouverts. Et un autre livre fut ouvert, celui qui est le livre de vie. Et les morts furent jugés selon leurs œuvres, d'après ce qui était écrit dans ces livres. La mer rendit les morts qui étaient en elle, la mort et le séjour des morts rendirent les morts qui étaient en eux; et chacun fut jugé selon ses œuvres» (Apocalypse 20:12-13; cf. Matthieu 25:31-46). Ceci se passe après le millenium, après que «les autres morts», les méchants, seront ressuscités. (Apocalypse 20:5). «C'est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents, quand vous verrez Abraham, Isaac et Jacob, et tous les prophètes, dans le royaume de Dieu, et que vous serez jetés dehors» (Luc 13:28). Au jour du jugement de Dieu, les méchants pleureront de remords en voyant le contraste entre leur situation et celle des sauvés. Il se rendront compte de toutes les occasions de salut gaspillées ou méprisées. Le souvenir de leurs péchés leur reviendra et toutes leurs actions seront placées devant leurs yeux. Telles les ruines d’une cité ensevelie par le sable, toutes les actions qui étaient cachés par les sables de l’oubli apparaîtront au grand jour. Ils grinceront des dents, de rage et d’amertume, avant de recevoir leur châtiment définitif, «la seconde mort, c’est-dire, l'étang de feu» (Apocalypse 20:14). À ce moment-là, toute prière sera inutile.

8. Autres arguments contre une interprétation littérale

a. Plusieurs de ceux qui croient que cette parabole correspond à une description littérale de l’au-delà considèrent en conséquence que Lazare et l’homme riche, après leur mort, ne sont plus que des âmes sans corps. Or, l’homme riche est décrit comme ayant des yeux qui voient et une langue qui parle et qui a soif, un corps qui souffre les tourments du feu; il aimerait bien être soulagé par le doigt de Lazare. Il s’agit donc bien d’authentique parties corporelles. Le corps du riche aurait-il était amené à l’hadès avec son âme par erreur? En fait, cette parabole met, au contraire, en évidence le fait que, bien que morts, les deux personnages sont toujours dotés d’un vrai corps.

b. Un autre problème est que l’homme riche s’adresse à Abraham comme si Abraham était en change de l’enfer et comme s’il était capable de prendre des decitions par rapport aux personnes qui sont en enfer.

c. Un abîme sépare Lazare dans le ciel (sein d’Abraham) du riche dans le hadès[5]. Il faut remarquer que l’abîme est trop large pour que quelqu’un puisse le franchir mais suffisamment étroit pour que l’on puisse dialoguer d’un bord à l’autre. Littéralement, cela voudrait dire que le ciel et l’enfer sont géographiquement disposés de telle sorte que les saints et les pécheurs peuvent se voir et se parler. Imaginons le cas des parents qui verraient leurs enfants souffrir dans l’enfer pour l’éternité. Pourraient-ils jouir des joies du paradis ? Ce paradis ne se serait-il pas un enfer pour eux aussi ?

d. La parabole explique qu’à leur mort, les deux personnages se retrouvent au «séjour des morts», le riche est puni et souffre de tourments au hades alors que Lazare est conduit auprès d’Abraham. Dans la conseption juive d’époque, les juifs à leur mort allaient à la présence d’Abraham, tandis que les paiens allaient à leur enfer à eux qui s’appellait hades, mais ici Jésus inverse totalement cette idée.

D’ailleurs, il semblerait que «le ciel» et «l’enfer» soient tous deux situés sous terre. Cette conception n’est absolument pas biblique, elle est directement issue de la mythologie grecque[6]. Ceci une preuve supplémentaire de l’origine païenne du récit. Cela montre surtout qu’il serait dangereux de bâtir une doctrine sur ce seul passage.

e. S’il l’on comprend cette histoire littéralement, il faut conclure que Lazare reçoit sa récompense et le riche son châtiment, immédiatement après la mort et avant le jugement dernier. Or, la Bible affirme explicitement que la récompense et le châtiment n’auront lieu qu’au retour de Jésus (Matthieu 13:38-42; 16:29; 25:31-32; 2 Timothée 4:8; Tite 2:13; 2 Pierre 2:4-9; Apocalypse 22:12).

f. L’interprétation littérale est en contradiction avec le témoignage de toute la Bible qui déclare que les morts, justes et injustes, attendent dans le silence et l’inconscience de la mort jusqu’au jour de la résurrection (Ecclésiaste 9:5-6; Job 14:10-14, 20-21; Psaume 6:5; 115:17; Matthieu 27:52; Jean 5:28-29; 6:39; Actes 17:31).

g. Le Nouveau Testament, en accord avec l’Ancien Testament, emploie constamment le mot «hadès» dans le sens de «tombeau, séjour des morts» et non dans le sens de «lieu de châtiment» comme c’est le cas ici. Cela aussi est indice de l’origine païenne du récit. Jésus essaie toujours d’utiliser le langage le plus compréhensible pour son auditoire. Il recourt à la légende du riche et de Lazare pour se rapprocher des gens et les atteindre dans leur propre contexte, il utilise ce qui leur est familier pour les amener à des vérités éternelles.

9. Quelles sont les leçons que Jésus tire de cette parabole ?

a. Ce n’est pas l’appartenance à un groupe religieux quel qu’il soit qui assure le salut. Les contemporains de Jésus croyaient que le simple fait d’être un Juif circoncis suffisait pour s’assurer la vie éternelle. Ce n’est ni la circoncision, ni le baptême, ni la présence de notre nom sur les registres d’une Église, ni aucun autre signe extérieur qui nous assurent du salut mais l’acceptation de Jésus-Christ comme notre Sauveur et Maître.

b. La pauvreté et la souffrance accompagnent souvent la piété sur cette terre. Pour un certain nombre de personnes, la consolation n’aura lieu qu’après la résurrection. Le bonheur du croyant ne doit donc pas se limiter aux richesses qui finissent dans la tombe et peuvent conduire à la condamnation. D’autre part, la pauvreté et le malheur ne sont pas des preuves de l’abandon de Dieu mais souvent des moyens providentiels pour nous conduire au salut. De même, la prospérité et la richesse de ce monde ne sont pas non plus des preuves de la faveur divine car malheureusement elles conduisent très souvent à abandonner Dieu. Le sort du riche n’est pas provoqué par sa richesse mais par son égoïsme, par son refus de faire preuve de bonté envers Lazare en le nourrissant et en en prenant soin. Pareillement, le sort du pauvre n’est pas le résultat de sa pauvreté matérielle mais de sa foi en Dieu. Aux yeux de Dieu, la quantité d’argent que nous avons est bien moins importante que la façon dont nous l’utilisons.

c. Au cours de sa vie, l’être humain voit un grand nombre d’opportunités de salut se présenter à lui. Mais, après l’instant de sa mort, tout est accompli, il n’y a plus de seconde chance de salut. Plus aucune destinée ne peut être changée après la mort. Au jour du jugement dernier, aucune nouvelle possibilité de reconsidérer une situation ne sera accordée. Aucun pont ne relie les deux côtés de l’abîme (v. 26). À ce stade, même si le riche de la parabole comprend quel aurait été son devoir, il ne s’en repent pas pour autant. D’ailleurs, lui-même considère son châtiment comme juste (v. 27).

d. Nos actions terrestres quelles qu’elles soient verront leur récompense ou leur châtiment dans le monde à venir. Voyant son compagnon faire des graffitis sur les sièges de l’autobus scolaire, un jeune garçon voulut l’avertir «N’écris pas là». «N’écris pas là» répéta-t-il. «Pourquoi pas?» interrogea l’autre. «Parce que tu ne pourras pas l'effacer». Nous devons faire très attention à ce que nous écrivons avec nos paroles et nos actions, nous ne pourrons pas les effacer. Observons que ce n’est pas uniquement les grands pécheurs, les adultères, les ivrognes, les assassins ou les malhonnêtes qui seront châtiés. Le riche était un homme très respectable aux yeux de son entourage, il n’avait pas commis de crime flagrant, ni de péché ouvertement immoral, aucune offense visible. Pourtant, il a été condamné.

e. Jésus s’oppose à une religion qui ne s’appuierait que sur des événements extraordinaires et spectaculaires. Il affirme que les miracles, la résurrection même, ne procureraient pas la foi à ceux qui ne croient pas autrement dans les Écritures. Plusieurs furent témoins des miracles de Jésus et pourtant il ne parvinrent pas à la repentance. Il est surprenant de constater à quel point les gens de notre époque croient à toutes sortes de fables et combien il restent incrédules aux vérités bibliques. Aucune nouvelle révélation ne peut persuader celui qui reste attaché au mal et qui ne fait pas le bien. Si nous rejetons le Christ, même un revenant d’entre les morts ne pourrait nous convaincre. Si nous refusons de croire au témoignage de Dieu lui-même, il est impossible que nous parvenions à la foi sur la base d’un témoignage humain. Si la parole de Dieu révélée dans la Bible, si l’évangile de Jésus-Christ, si les promesses et les avertissements annoncés par Dieu ne nous persuadent pas, ne nous ramènent pas à Dieu, rien ne pourra le faire.

f. La miséricorde envers le prochain sera le critère du jugement dernier. Au fond, quel a été le péché du riche? Il a certainement vécu en bon Juif, il n’a peut-être jamais brisé aucun des dix commandements. D’ailleurs, il n’a pas fait enlever Lazare de sa porte, il ne s’est pas opposé à ce qu’il mange le pain que l’on jetait de sa table, il ne lui a pas donné de coups de pied en passant. Il n’a pas été délibérément cruel avec lui. Finalement, son péché a été celui de l'indifférence, du manque d’attention, de l’avoir considéré comme faisant partie du paysage. Il a regardé la situation comme parfaitement normale et probablement inévitable : Lazare était couché dans la douleur et affamé pendant que lui nageait dans l’opulence. Ainsi, le riche n’est pas condamné pour ce qu’il fait mais plutôt pour ce qu’il ne fait pas. Lazare avait été placé par Dieu devant la maison du riche pour que celui-ci puisse exercer sa compassion et son amour du prochain. Le péché du riche était de voir la souffrance et le besoin du monde sans sentir la compassion dans son cœur. Il a vu un homme affamé et dans la douleur et il n’a rien fait pour lui. Il n’a jamais vraiment compris son devoir envers son prochain. Toute sa vie, il s’est offert tous les plaisirs, il n’a pensé qu’à lui-même. Toutes ses pensées, son argent et son temps étaient centrés sur lui-même. Le riche avait sans doute des petits malheurs occasionnels, comme le commun des mortels, mais il a toujours détourné son regard du malheur d’autrui. La parabole du riche et de Lazare vise ceux qui ressemblent aux frères de ce riche, qui se trouvent en situation de voir la souffrance et le besoin du monde mais qui n’offrent pas la moindre compassion. «Il s’agit d’abord des cinq frères et l’on devrait appeler la parabole non pas “le riche et le pauvre Lazare” mais “les six frères”»[7]. Si, avec ses possessions, le riche avait fait de Lazare son ami il aurait pu se réjouir avec lui dans la nouvelle terre. Il peut nous sembler dur que la demande d’avertir les frères soit refusée. Mais la réalité est que si les hommes qui possèdent la vérité de la Parole de Dieu ne voient pas la tristesse à consoler, les besoins à suppléer, les douleurs à soulager et que cela ne les conduit pas à l’action, rien ne pourra les changer. De même qu’une maison n’est pas faite pour rester fermée, aucun être humain ne peut vivre que pour soi-même. La maison et l’homme qui demeurent fermés à l'extérieur se transforment en prison, en un lieu de tourment. Demandons à Dieu de nous ouvrir les yeux pour ne pas être indifférents à la souffrance du monde qui nous entoure. Jésus invite ses auditeurs à ne pas délaisser les enseignements de Moïse et des prophètes, en particulier ceux qui ont trait aux pauvres : partager son pain avec l'affamé, héberger les sans-abri (Esaïe 58:7), éviter le luxe qui insulte le pauvre (Amos 6:4-6). Cette parabole nous met en garde contre la catastrophe imminente qui attend ceux qui ressemblent au riche et à ses cinq frères. Il est redoutable de réaliser que le péché du riche ne consistait pas à faire des choses mauvaises, mais à ne rien faire de bon. Il faut prendre cette leçon pour ce qu’elle est : un avertissement.

[1]Une allégorie est une œuvre dont le contenu présente systématiquement un double sens, littéral et symbolique. Voir par exemple le livre, Le Voyage du Pèlerin, de John Bunyan.
[2]Par exemple, la parabole du festin des noces (Matthieu 22:1-14) se base sur deux contes rabbiniques que Jésus modifie à son gré, cf. W. Barclay, El nuevo testamento comentado por William Barclay: Mateo II, vol. 2, (Buenos Aires: La aurora, 1973), p. 276.
[3]Le manuscrit est daté de 50-100 après JC, mais le récit qu’il rapporte est de l’an 331 avant JC, cf. S. MacLean Gilmour, «The Gospel according to St. Luke», in : The interpreter’s Bible, vol. 8, (Nashville: Abingdon Press, 1952), p. 289; J. Jeremias, Les paraboles de Jésus, (Le Puy: Xavier Mappus, 1962), pp. 243-247; qui cite G. Dalman, Aramaïsche Dialektproben, (Leipzig, 1927), pp. 33-35.
[4]W. Barclay, El nuevo testamento comentado por William Barclay: Mateo I, vol. 1, (Buenos Aires: La aurora, 1973), p. 53. 1
[5]La Bible ne connaît pas de purgatoire. 2
[6]Pour les Grecs, le monde souterrain possédait 4 niveaux : l'Érèbe, le plus voisin de la terre, où erraient pendant cent ans les âmes de ceux qui n’avaient pas eu de sépulture, l’Enfer des méchants où le criminel subissait son juste châtiment avec toutes sortes de tortures, le Tartare ou prison des dieux et enfin les Champs-Élysées qui était le séjour heureux des âmes vertueuses, cf. P. Commelin, Mythologie grecque et romaine, (Paris: France Loisirs, 1960), pp. 217-219. Le ciel ou Olympe n’était réservé qu’aux seuls dieux et demi-dieux, jamais aux humains.
[7]J. Jeremias, op. cit., p. 247.

 

Luc 16:19-31